Je reviens cette fois encore sur un document extrait de l’ouvrage Pau, ville de caractères (ici vu sous un autre angle). Un lettrage composé de carreaux en grès incrusté, placé à la façon d’un « paillasson » permanent à l’entrée d’un commerce palois.
La résistance extrême et inégalée de ce type de matériau rendait possible son utilisation au sol, même à des emplacements de très fort passage. À tel point que les quelques specimens encore en place de nos jours n’ont guère perdu de leur éclat, malgré le temps écoulé.
À noter que la récente rénovation complète de sa rue n’aura pas eu raison de cette antiquité. Faut-il voir là le signe d’un intérêt croissant apporté à ce type de patrimoine par la municipalité, ou bien l’effet de l’entêtement d’un commerçant isolé ? En tout cas, cette volonté de conservation est d’autant plus remarquable que le magasin en question a depuis longtemps été rebaptisé.
Aujourd’hui, je suis en mesure de verser un document exclusif, nouvellement acquis, au dossier. Un témoignage rarissime de l’utilisation de ce type d’épigraphie dans son contexte d’origine, que voici :
Oui, c’est bien un de nos fameux « paillassons ». La carte n’est malheureusement pas datée, mais d’après ses caractéristiques, on peut raisonnablement la situer antérieurement à 1914. Quand aux carreaux, nous savons qu’ils furent employés depuis le milieu du XIXe siècle jusque dans les années 30.
Il s’agit cette fois d’une linéale assez épaisse dont je n’ai personnellement jamais rencontré d’exemplaire « in vivo ». En revanche, depuis la parution du livre, j’ai pu dénicher ça et là plusieurs autres exemples du lettrage employé à Pau (qui m’ont finalement permis d’en reconstituer l’alphabet complet – voir plus loin). En voici une petite sélection :
Généralement, ces plaques indiquaient le nom de la boutique, ou bien celui du propriétaire (Paris, tout près de République)
Dans d’autres cas, le message d’accueil pouvait renseigner sur la nature de l’établissement (Paris, Xe arr.)
Les bordures pouvaient varier elles aussi. Ces carreaux étaient vendus sur catalogue et se combinaient aisément avec d’autres pavages purement décoratifs. On notera au passage que la technique de carrelage employée n’autorisait pas l’accentuation.
Ci dessus le lettrage reconstitué au gré de mes pérégrinations, et également grâce à l’apport documentaire d’amis ou bien d’ouvrages spécialisés. Pour le moment, il ne s’agit que d’un relevé brut : on remarque des variations dans les graisses qui mériteraient d’être corrigées dans une version finale. L’esperluette peut également sembler étrange, elle est pourtant authentique.
Le résultat : un remarquable specimen de typographie philocalienne (à terminaisons végétales) à la française. Ce genre de lettrage ornemental, qui tend à revenir à la mode, présente l’avantage de se combiner idéalement avec les autres alphabets de son temps : caractères-bâton pour affiches, mécanes étroitisées, didones épaissies, etc.
Dans le même temps une version linéale grotesque, proche de celle de la carte postale, mais plus fine, a été reconstituée et numérisée par l’ami Pascal DUEZ, sous le nom de Ceramia.
Pour clore – momentanément — le sujet : un specimen de mécane toujours dans la même technique, avec une belle erreur de composition, qui démontre si besoin était que les créateurs de lettrages ne sont pas toujours les poseurs, et que les carreleurs n’ont pas tous l’œil typographique (Paris, Montmartre).
Mars 2008 : une nouvelle découverte vient compléter l’enquête. Voir l’article suivant dans la file.
Merci Patrice pour cette excellente contribution !
En essayant de me rafraîchir la mémoire sur le sujet (sans succès pardonne moi), je me demande encore quel était le rapport, au niveau de la fabrication, entre les lettrages et les ornements (bordures et pavages).
Les mêmes types de motif (bien que toujours différents) reviennent, du sud au nord de la France en passant pour Paris… Je trouve vraiment étonnant la similitude et la cohérence du vocabulaire graphique entre un exemple et l’autre.
Serait-il donc possible de les attribuer tous à la production provenante de l’usine de Compiègne, au Nord de la France, ou alors il est plus raisonnable de penser qu’il y avait plusieurs lieux ou cela se faisait ? Peut-être alors avec un unique centre de “création” des motifs, qui en justifierait la similitude ?
Ou bien, suggères-tu dans cet article l’existence d’un certain standard (peut-être dû à une contrainte technique?), qui permettait d’offrir un choix de bordures et d’alphabets à la carte, et la possibilité même de mélanger les éléments proposés par différents fabricants ?
Puis, alphabets (d’au moins trois typologies différentes: “philocaliennes”, mécanes, sans-empattements) et ornements était-ils inventés et produits au même endroit, faisant partie des mêmes catalogues ?
As-tu des noms ?
L’exemple de Pau et les deux exemples que tu montre pour illustrer le travail de numérisation de la philocalienne française (nom ?) proviennent clairement du même “moule”. As-tu par contre trouvé dans tes recherches aussi des variations (structurelles ou décoratives) ou des altérations des proportions (chasses, graisses) ?
Sinon, à propos d’inscriptions au sol, j’ai vu qu’en Portugal aussi il y a beaucoup de “paillassons” complètement intégrés dans le trottoir, dans le sens que le lettrage, toujours à l’entrée du magasin, est construit sur la trame faite de pavés, en se différenciant du sol par la couleur bleu. Une merveille ! (je t’envoie des photos)
Longue vie aux paillassons et à Typosphère !
Elena
Bonjour Elena,
Merci de ton long commentaire. Comme on pouvait s’y attendre, tu n’a pas manqué de relever les approximations et les lacunes de mon petit article. Je vais tenter de te répondre de mon mieux, sommairement pour commencer, en attendant un éventuel article ultérieur plus complet (mais l’écran est-il le lieu idéal pour se répandre en conjectures ?)
Il me semble en effet plus raisonnable d’envisager l’existence de plusieurs centres de production de ces lettrages en kit, situés pour la plupart en Picardie (Oise), Compiègne, Beauvais, etc.
Je ne pense pas qu’il ait jamais existé un standard clair facilitant les combinaisons entre les divers carreaux. Comme on le voit sur les photos, les lettres n’ont pas toutes la même chasse et obligeaient par conséquent les carreleurs à s’adapter à toutes sortes de situations, en employant des intervalles variées. Nul Fournier visionnaire ne s’est penché sur cette technique pour la rationaliser, et il faut se souvenir qu’à cette époque là, en France, c’était encore le règne de l’artisanat, voire au mieux de ce que Phil Baines qualifie dans ses écrits de « production semi-industrielle », caractérisée par la coexistence d’une multitude de petites fabriques familiales.
La vague organisatrice et simplificatrice du modernisme Bauhaus n’avait pas encore balayé l’Europe, et puis ne rêvons pas : la mentalité française s’est toujours fort mal accordée avec toute discipline excessive.
Il existe effectivement d’autres modèles de carreaux dans cette technique précise, que je ne montre pas ici. J’ai ainsi pu relever au moins trois graisses différentes de linéales, la superbe mécane visible dans l’article, et puis une deuxième sorte de philocalienne particulièrement alambiquée. Je tiens mes documents à ta disposition au besoin.
En revanche, tous les exemples du lettrage dont je me suis emparé appartiennent bien à un seul et même modèle ne présentant aucune variation significative entre ses différentes apparitions. J’en déduis qu’il s’agissait là d’une sorte de marque de fabrique » que nul concurrent ne se serait risqué à imiter à l’identique.
Les pavés portugais sont splendides. Cela me fait penser à cette tradition observée au Pays Basque espagnol d’inscrire le nom d’un commerce ou d’un bar-restau en lettres noires ou blanches sur son seuil. Les modèles les plus anciens paraissent incrustés dans la pierre par une sorte de technique de marqueterie, tandis que les plus récents sont constitués d’adhésif, mais alors d’un adhésif franchement costaud, dont j’aimerais bien connaître l’origine (ça pourrait servir en signalétique, non ?). Ci-dessous, deux exemples, l’un ancien, l’autre récent (et pseudo-basquisant).
Vive la typosphère !
Patrice C.